Il n'a disputé qu'une Coupe du Monde dans sa carrière (en 1966) mais avec 9 buts et une troisième place avec le Portugal, cela a suffit à Eusébio pour marquer à jamais l'histoire du tournoi. L'historien Victor Pereira revient pour nous sur l'histoire du plus grand joueur portugais du XXème siècle.
Un géant au Panthéon
Rares sont les participants d’une coupe du monde de football à avoir été autant honorés par leur pays d’origine qu’Eusébio da Silva Ferreira, plus connu sous le nom d’Eusébio. Après son décès en janvier 2014, trois jours de deuil national sont décrétés par le gouvernement portugais. Et, dès 2015, dans la plus complète unanimité, le Parlement propose qu’il obtienne les honneurs du Panthéon national. Dans les discours qui ont suivi son décès, le vaste palmarès d’Eusébio a été égrené, tant ses récompenses individuelles (ballon d’or en 1965, soulier d’or en 1968 et 1973) que ses titres avec le Sport Lisboa e Benfica (une coupe d’Europe des clubs champions, onze championnats du Portugal, cinq coupes du Portugal). Ses faits d’arme avec la Selecção (neuf buts lors de la coupe du monde de 1966 et une troisième place) sont également mis en exergue. Une image est souvent répétée : les pleurs d’Eusébio après la défaite du Portugal contre l’Angleterre. Or, ces larmes avaient été instrumentalisées par la propagande de la dictature salazariste pour laquelle Eusébio – et d’autres joueurs portugais nés en Afrique – constituaient une aubaine dans le contexte des guerres coloniales.
De Lourenço Marques à Lisbonne
Eusébio nait en 1942 dans la banlieue pauvre de Lourenço Marques (actuel Maputo) et grandit dans un espace urbain marqué par la ségrégation. Les africains vivent loin de la ville bâtie en ciment, réservée aux colons. De même, la pratique du football sépare les populations. Jusqu’en 1959, les africains jouent dans un championnat à part, les colons ne voulant pas s’opposer à eux. Toutefois, Eusébio rejoint en 1957 une filiale du Sporting Clube du Portugal à Lourenço Marques. Ses qualités de buteur marquent les esprits et, au Portugal, le Sporting et le Benfica prétendent s’attacher ses services. Depuis les années 1950, les clubs métropolitains puisent dans les colonies certains de leurs meilleurs joueurs. Eusébio débarque à Lisbonne fin 1960 mais un imbroglio judiciaire entre les deux principaux clubs de la capitale portugaise l’empêche de jouer. Il ne joue avec le Benfica qu’en mai 1961 et ne participe pas à la première victoire européenne du club. Il marque immédiatement de nombreux buts et devient l’un des joueurs les plus réputés avec le club. En 1962, il marque deux buts lors de la finale européenne remportée contre le Real Madrid de Puskas et de Di Stefano. Sa réputation est désormais internationale et il est fréquemment comparé à Pelé. Pour la dictature portugaise, les victoires du Benfica et l’apparition d’un joueur tel qu’Eusébio est une aubaine. Salazar, président du Conseil depuis 1932, n’appréciait pas le football et ce sport populaire lui semblait synonyme de désordre. De plus, les rencontres de la sélection nationale ou d’équipes portugaises se soldaient le plus souvent par des défaites et les dirigeants de la dictature avaient réduit les rencontres internationales. Comme ce sport apparaissait comme un baromètre du développement d’un pays, les piètres prestations portugaises ne pouvaient révéler ce que le Portugal était à l’époque : un pays pauvre, peu urbanisé, encore à dominante rurale. Les politiques de la dictature ont ainsi plutôt entravé le développement de ce sport pourtant fort populaire. Ce n’est ainsi qu’en 1960 que le professionnalisme devint légal.
L’âge d’or du football portugais sous le signe du lusotropicalisme
L’âge d’or du football portugais et l’existence de joueurs provenant des colonies vient à point nommé pour la dictature. En 1961, la guerre de libération éclate en Angola et elle s’étend à la Guinée-Bissau en 1963 et au Mozambique, territoire d’origine d’Eusébio, en 1964. Refusant catégoriquement d’envisager l’indépendance de ces territoires – prétendument portugais depuis cinq siècles –, Salazar engage d’importants moyens financiers et humains. La légitimation de la présence portugaise en Afrique passe également par la propagande lusotropicaliste. Dans les années 1930, le sociologue brésilien Gilberto Freyre avait mis en avant la prétendue capacité des Portugais à se mélanger aux populations natives sous les tropiques et assurait que les Portugais ignoraient le racisme. Selon lui, les Portugais avaient créé des sociétés métissées au Brésil et en Afrique. Ces conceptions, qui minoraient la violence inhérente au colonialisme portugais, furent appropriées largement par le régime salazariste dans les années 1960 et furent déclinées dans la culture populaire. Un lusotropicalisme banal, pour reprendre l’expression de Marcos Cardão, touchait une grande partie de la population portugaise et les joueurs du Benfica et de la sélection nationale constituaient la pierre de touche de cette propagande. Constituées de joueurs de différentes origines, ces équipes montraient l’unité du Portugal, au-delà de la couleur de la peau des joueurs. De plus, le style de jeu proposé par ces équipes exprimait ce métissage. Le Portugal était alors souvent considéré comme le « Brésil de l’Europe » et la presse portugaise évoquait fréquemment un style de jeu euro-latino-africain.
Le podium anglais
En Angleterre, en 1966, cette propagande joue à plein. C’est la première fois depuis les Jeux olympiques de 1928 que le Portugal participe à un grand événement mondial. La sélection portugaise était encore loin d’être une équipe redoute sur la scène européenne. La Selecção réalise un excellent parcours en éliminant le double tenant du titre (le Brésil de Pelé) et en battant la Corée du Nord après une entame de match catastrophique (0-3 au bout de vingt-cinq minutes de jeu). Eusébio multiplie les buts (il en marque neuf au cours de la compétition) mais il ne peut empêcher la défaite en demi-finale contre le pays organisateur et futur vainqueur de la compétition, l’Angleterre. Anéanti par la défaite, Euébio fond en larmes devant les caméras du monde entier. Ces larmes, le pouvoir de Salazar ne se privera des les exploiter à des fins de propagande. Après la désillusion, le Portugal réussit néanmoins à battre l’URSS lors de la petite finale, victoire qui ne peut que satisfaire l’anticommunisme du régime de Salazar. Cette victoire, qui scelle la plus belle performance de l'histoire en Coupe du monde, est également le dernier match d'Eusébio en Coupe du Monde. A 24 ans, celui qui avait pourtant encore tant à offrir au plus grand tournoi de l'histoire verra ses rêves de gloire brisés par une sélection portugaise trop faible pour se qualifier pour le Mondial 1970.
Un exploit récupéré par la propagande
A leur retour au Portugal, les joueurs portugais sont reçus par une foule en liesse. Même Salazar daigne les recevoir, les félicitant pour leurs résultats mais surtout leur fair-play. La presse, elle vante la portée diplomatique de ces prestations sportives. Par exemple, l’éditorial du quotidien O Século du 3 août 1966 met en avant « le noble comportement » de l’équipe portugaise et « son exceptionnelle combativité qui n’a jamais dépassé les limites de la correction, même quand les adversaires multipliaient les violences ou quand le public leur manifestait un désamour injuste voire même une claire hostilité [...]. Même quand ils ont été – et ils l’ont été à plusieurs reprises – rudement ou violemment attaqués par les adversaires, nos athlètes ont conservé un calme absolu que l’on doit d’autant plus apprécier et glorifier quand on sait que par leur robustesse et leur forte constitution athlétique, ils auraient pu répliquer, à leur avantage, de la même façon ».
En évoquant le comportement des joueurs portugais, l’éditorialiste reproduit le discours officiel de la dictature sur la position diplomatique du pays à l’époque des guerres coloniales. En effet, depuis 1961, les gouvernants ne cessent de répéter que le Portugal n’aspire qu’à vivre en paix et qu’il est attaqué par des forces étrangères manipulées par Moscou, Pékin et La Havane. En Afrique, « orgueilleusement seul », selon la formule de Salazar, le Portugal ne fait que se défendre et n’est en aucun cas l’agresseur.
Alors que les diplomates considéraient jusqu’alors le football avec dédain et comme un inconvénient pour l’image du pays, nombre d’entre eux expriment à leur ministère les bénéfices de la participation portugaise au mondial 1966. L’ambassadeur à Londres relève ainsi qu’« avec ces prestations, l’équipe nationale a sans aucun doute rendu un bon service à la propagande du Portugal dans ce pays ».
Eusébio est ainsi, à son corps défendant, instrumentalisé par la propagande du régime, une propagande d’autant plus efficace qu’elle s’appuie sur le sport le plus populaire. Toutefois, après le 25 avril 1974 et la chute de la dictature, Eusébio sera souvent dépeint comme une victime de la dictature plutôt que comme son soutien. En effet, au sommet de sa gloire, Salazar l’aurait empêché d’aller jouer à l’étranger et d’obtenir des revenus substantiels. C’est pourquoi son entrée dans le Panthéon fut soutenue par toutes les forces politiques.
Victor Pereira
L'auteur : Victor Pereira, est docteur en histoire à l'Institut d'études politiques de Paris et maître de conférences en histoire contemporaine à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour. Il mène des recherches sur les migrations portugaises et sur l’histoire du XXe siècle portugais. Il a publié « La dictature de Salazar face à l’émigration. L’Etat portugais et ses migrants en France (1957-1974) » (Presses de Sciences Po, 2012/Temas & Debates, 2014) et co-dirigé, avec Roberto Ceamanos Llorens, "Migrations et exils entre l’Espagne et la France."
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