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Les souvenirs de Pierre Chayriguès, chapitre 2

Cet été, Foot Universal vous propose de redécouvrir les souvenirs de Pierre Chayriguès parus en 1929 dans le journal L'Auto. Gardien de l'Equipe de France entre 1911 et 1925, Chayriguès fut le joueur français le plus populaire en son temps avant de faire polémique en devenant le premier international à avouer avoir été rémunéré tout au long de sa carrière.



Préambule de Foot Universal


Les souvenirs de Pierre Chayriguès paraissent à un moment charnière dans l'histoire du football français. Nous sommes en 1929 et le débat entourant la question du professionnalisme est plus virulent que jamais. D'un côté, les partisans de l'amateurisme intégral se posent comme les défenseurs d'un sport vecteur de valeurs morales qui s'opposerait à un sport perverti par l'argent. De l'autre, les partisans du professionnalisme dénoncent l'hypocrisie des anti-pros qu'ils accusent de se voiler la face. En effet, à l'aube des années 30, le football français est de plus en plus touché par ce qu'on appelle "l'amateurisme marron", à savoir un professionnalisme clandestin. Dans ce climat délétère, les révélations de Chayriguès sur le comportement troublant des différents protagonistes du petit monde du football français de l'époque ( dirigeants de clubs, Ligues, FFF, joueurs) vont renforcer l'argumentation des défenseurs du professionnalisme. Celui-ci sera finalement adopté en 1932.


"25 ans de football par Pierre Chayriguès", Chapitre 2.


Mes premiers pas


Si j'étais un type dans le genre du "Père Hugo", je pourrais vous dire que mon siècle avait 92 ans ans lorsque je vis le jour, mais, vous me connaissez, j'ai la modestie du muguet et je profitais de ce qu'on en avait beaucoup vendu la veille pour venir au monde le 2 mai 1892. Ma mémoire, aidée en cela par des actes de l'état-civil , est très fidèle sur ce point et j'ai même souvenir que cet événement, fort important pour moi convenez-en, eut lieu à Levallois-Perret. Il faut croire que j'avais bonne mine car mes parents se déclarèrent enchantés de me voir. Ils avaient, d'ailleurs, pour cela une autre raison, c'est que précédé de plusieurs sœurs, je devais encore être suivi de gamines d'un sexe opposé au mien. Oui ! Je fus le seul mâle de la famille.

Mon "daron" et ma "daronne" exerçaient auparavant dans l'Aveyron leur coupable industrie de restaurateurs. Mais ils ne demeurèrent pas dans la région pour diverses causes que je vous ne expliquerai pas et dont l'essentiel est qu'ils ne s'y plaisaient pas. Et je les vois encore, arrivant à Paris en 1889 - ce qui est une façon de parler puisque je ne naîtrai que trois ans plus tard- et se fixant dans une vieille rue du 16ème arrondissement, la rue Lesur. Mon père avait changé d'idées. Il ne voulait pas "restaurer" ses contemporains; il se borna à les véhiculer le chef surmonté d'un haut de forme en cuir bouilli, un fouet à la main, et un cheval dans les brancards. Et mes premières années s'écoulèrent comme toutes les années des enfants de ma sorte. La "mère", affligée de six rejetons, n'avait pas trop de toutes ses journées pour "récurer" tout son petit monde et faire la tambouille pour les 256 dents que nous comptions tous ensemble. Je ne pense pas qu'un psychologue ait jamais pu deviner en moi des goûts sportifs, sur le seul fait que j'ai joué avec des chevaux mécaniques, des soldats de plomb ou des balles en caoutchouc. Je me suis contenté de vivre; j'ai mangé, bu, dormi; j'ai joué.


A l'école


Et toutes ces occupations intéressantes seraient encore les seules auxquelles je me livrerais si, un beau jour de 1898 mon père n'avait pris deux décisions. (...) Il décida d'abord d'aller demeurer à Levallois-Perret, 14 rue Louis Blanc, dans un immeuble aujourd'hui démoli. Puis il décida qu'à six ans, j'avais atteint l'âge de raison et qu'il était désormais tout indiqué que j'allasse à l'école. Je ne sais pas si vous vous rendez bien compte de ce qui m'arrivait là, voulez vous vous mettre ne fût-ce qu'un instant, à ma place ? Tout de même c'est quelque chose, un beau jour de mettre ses plus beaux vêtements, de se charger d'un cartable, de se munir d'un tablier noir et de manches de lustrines et de franchir tout "mignard", le seuil de l'école des frères de Levallois... (...)

Que vous dirai-je de mes premières années d'école ? Si j'avais été premier en orthographe ou en histoire, ou en calcul, cela se saurait et l'on m'en aurait informé. Or ma mémoire, à l'habitude fidèle, ne se rappelle d'aucun de ces excès d'honneur. J'ai souvenir qu'à chaque fin d'année, on me donnait un prix de gymnastique. Vous riez ? Mais faites en autant je vous prie. C'était peut-être la vocation !

Et je me souviens encore que pendant les années où je restais à l'école, je passais mon temps à attendre successivement les récréations, puis les congés du jeudi, du dimanche, puis les vacances du Jour de l'An, de Pâques et enfin les grandes vacances. Ah ! ces grandes vacances ! N'allez pas conclure de ce qui précède que j'étais un cancre, ce qui, je n'ai pas le temps d'insister là-dessus, est souvent une condition de réussite dans la vie. Non ! Je n'étais ni un cancre, ni une "star", je me tins toujours dans un juste milieu, ce qui est, vous le savez, le caractéristique de la vertu. Mais j'étais joueur ! Mon Dieu ! que j'étais joueur ! C'est précisément le jeu qui m'empêchait de travailler. Et j'aimais surtout les jeux violents. Combien de fois ma pauvre mère fut-elle surprise par mon père rapetassant mes culottes déchirées. Ah ! la sainte et digne femme ! Elle disait, à tous les coups : "Je ne sais pas comment ils font à l'école, tous les bancs sont pleins de clous qui déchirent tous les vêtements !" Mon père, qui la valait bien, faisait semblant de la croire.


Le temps des copains


Vous qui me regardez avec tant d'insistance, voulez-vous me dire où commence le jeu et où finit le sport ? Quand on déchire ses vêtements comme je le faisais chaque jour, fait-on du jeu ou du sport ? Grave question, question grave ! Ce qui est certain en tout cas, c'est qu'à force de batailler , de distribuer et de recevoir des horions, je parvins à me faire quelques amis sincères; vous allez les reconnaître d'ailleurs, leurs parents répondaient aux noms de Triboulet, Schalbart, Letailleur, et Mayaud. Presque que des noms de cadets de Gascogne ! (...) C'est avec ces amis-là que j'ai grandi, ce sont eux qui ont reçu mes confidences d'enfant, ils ont, comme moi, attendu les vacances suivantes et je n'oserais pas affirmer qu'ils ont remporté beaucoup plus de prix que moi. Mais nous avions un goût commun pour le jeu, tous nous avions des fourmis dans les jambes, des vigueurs à dépenser et, il faut bien le dire, parce que le sport est à l'origine de ce sentiment-là, nous avions, plus que la passion, un besoin de résultat précis, incontestable. C'est à cette époque d'ailleurs que le football faisait, en France, ses premiers prosélytes. (...) Mais vous pensez bien que ce n'est pas du jour au lendemain qu'un sport, nouveau dans un pays, peut s'offrir une belle fédération comme la Fédération Française de Football Association*, pas plus qu'un beau siège social comme celui du 22, rue de Londres et un président avec des cheveux tout blancs, comme M. Rimet.**

A suivre...


*Ancien nom de la Fédération Française de Football

**Président fondateur du Red Star FC, Jules Rimet est également le président de la Fédération Française de Football entre 1919 et 1949 et le président de la FIFA entre 1921 et 1954. Il est à l'origine de la création de la Coupe du Monde de football.


Source :

L'Auto, 8 mars 1929


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