Ex-meilleur buteur de l'histoire, récemment dépassé par Cristiano Ronaldo, Josef Bican demeure un inconnu pour le grand public. Une anomalie qui s'explique par une fin de carrière synonyme de longue descente aux enfers.
Le buteur inconnu
En inscrivant son 806ème but en carrière le 12 mars dernier, Cristiano Ronaldo est devenu le meilleur buteur de l'histoire du football en match officiel, délogeant Josef Bican d'un trône sur lequel il était monté il y a plus de 70 ans. Josef Bican. Ce nom ne dit probablement rien au grand public mais aussi à bon nombre de passionnés de football. Cet anonymat a d'ailleurs tendance à susciter une certaine défiance : si Bican a réellement été le meilleur buteur de l'histoire du football, pourquoi est-il tombé dans l'oubli ? Aurait-il joué à une époque trop lointaine ? Peut-être mais quelques uns de ses contemporains tels que Giuseppe Meazza, Ricardo Zamora ou même Guillermo Stabile, de huit ans son aîné, disposent d'une plus grande renommée ! En réalité, pour trouver les raisons de l'effacement de Bican de la mémoire collective, il faut chercher les réponses dans sa fin de carrière chaotique. Une fin de carrière synonyme de descente aux enfers que nous allons vous raconter aujourd'hui.
Les avances de la Vieille Dame
Eté 1948. Bican a désormais 34 ans et est toujours la grande vedette du football tchécoslovaque. Si ses grandes heures au sein du Wunderteam ou ses exploits en Mitropa Cup (que nous vous racontions ici) font partie du passé, celui que tout le monde surnomme "Pepi" fait toujours partie des attaquants les plus réputés de la planète football. Pour preuve, malgré son âge avancé, la Juventus Turin fait le forcing pour l'accueillir. Jeune président de la Juve depuis un an, Gianni Agnelli s'imagine déjà aligner Bican avec la sensation Giampiero Boniperti, qui, du haut de ses 20 ans, vient de s'offrir le titre de meilleur buteur de Série A. L'offre est alléchante. Pour la première fois depuis son arrivée au Slavia Prague onze ans plus tôt, Bican hésite et pense sérieusement à quitter le club qui a fait de lui une légende. A la Juve, on pense tenir le bon bout et l'on attend avec sérénité la réponse du buteur jusqu'à ce que tout s'effondre. Persuadé par une fausse nouvelle que l’Italie est gouvernée par les communistes, Bican, en anti-communiste notoire, refuse la proposition. Mal lui en prendra.
La ruine du Slavia Prague
Trois mois plus tard c’est le Coup de Prague. Au lieu de l’Italie, c’est la Tchécoslovaquie qui bascule dans l’orbite communiste. Le Slavia, considéré comme un club « bourgeois », est en tête de la liste des têtes à abattre pour le nouveau régime. Le fait que le président démissionnaire, Edvard Beneš, soit un ancien membre du Slavia disqualifie le club à plus forte raison. Encore champion l’année précédente, le Slavia va disparaître des honneurs pendant cinq décennies. Plombé par un changement intégral de sa direction, remplacée par un comité de membres du Parti Communiste inexpérimentés, le club est contraint de prêter ou de céder sept de ses meilleurs joueurs ainsi que d’abandonner son stade flambant neuf. Josef Bican lui-même, est particulièrement dans le viseur du régime. Il est contraint de rejoindre les modestes clubs provinciaux du Vítkovické Železárny en D2 (qu’il aidera à faire monter en D1 grâce à ses 74 buts en 58 matchs) puis du Sokol Skoda Hradec Králové. Refusant d’adhérer au parti communiste, il est contraint de travailler comme ouvrier dans une usine sidérurgique puis, pour la compagnie de chemins de fer tchécoslovaque tout en continuant ses activités sportives. Dans une situation financière intenable (alors que le nouveau stade confisqué lui avait coûté 16,5 millions de couronnes, le club ne reçoit qu’une compensation de 600 000 couronnes pour la cession de l’enceinte), le Slavia doit, contraint et forcé, accepter la fusion avec le Dynamo Prague pour fonder le ZSJ Dynamo Slavia Prague. La fusion ne durera pas. En 1953, le Dynamo absorbe totalement le Slavia qui devra attendre 1991 avant de reprendre son nom d'origine. Mais ce n’est pas encore assez. En déclin par ses performances, le club est durement frappé en 1951 par « l’affaire Novobor », dans laquelle sont sanctionnés dix joueurs, accusés d’avoir disputé trois matchs amicaux à l’insu de la direction du club. Contraint de céder deux joueurs de plus, le club perd également son buteur František Fiktus, condamné à 4 ans de travaux forcés. Pendant ce temps là, Bican, lui, performe dans ses clubs de seconde zone et ne peut qu'assister impuissant à la ruine du club de sa vie.
Pepi le terrassier
Loin du Slavia et de Prague, l'ex-attaquant de la sélection Tchécoslovaque n'en demeure pas moins le joueur le plus populaire du pays. Le 1er mai 1953, jour de la Fête du travail, le nouveau président de la République, Antonín Zápotocký, le constate par lui-même dans les rues de la capitale. Ce jour-là, en plus des "Longue vie à Zápotocký" de coutume, des "Longue vie à Josef Bican" sont scandés par une foule qui rêve de le revoir sous le maillot du Slavia. Leur souhait va se réaliser quelques mois plus tard : du haut de ses 40 ans, l'ex-légende du club est de retour au bercail. Toutefois, les temps ont changé. Dans un championnat désormais dominé par le Dukla Prague, le club de l’armée, le Slavia, rebaptisé Dynamo n'est plus qu'un simple club du ventre-mou. Un coup dur ? Oui et non. En effet, pour un club qui a failli disparaître quatre ans plus tôt, on peut estimer que c'est toujours mieux que rien. D'ailleurs, l’embellie sera de courte durée. Deux ans plus tard, le ministre de la Défense Alexei Čepička désigne nommément Bican comme un élément du sport bourgeois, ce sport que le Parti Communiste veut combattre. Pour "Pépi", cette attaque est synonyme de mise à l'écart définitive. Bien loin des jubilés glorieux accordés généralement aux légendes du football, le meilleur buteur du XXe siècle sort par la petite porte. A 42 ans, il est désormais contraint de gagner sa vie en tant que terrassier...
Au Panthéon des oubliés
A cause d'une fin de carrière synonyme de descente aux Enfers, Josef Bican n'a jamais occupé la place qui aurait dû être la sienne dans l'histoire du football si bien, qu'aujourd'hui, certaines personnes en viennent même à douter de la véracité de ses exploits. Comment, demandent-ils, un parfait inconnu pourrait devancer des légendes du jeu comme Pelé ou Messi ? L'explication est donc, comme souvent, à chercher dans le contexte politique. A l'image d'un Edouard Streltsov en Russie, Bican a été totalement ostracisé par un régime qui ne l'estimait guère. Déjà privé de disputer au moins deux Coupes du Monde supplémentaires par la Seconde Guerre Mondiale, (il n'en a disputé qu'une en 1934) l'ex-coéquipier du mythique Sindelar a été contraint de retourner dans l'anonymat d'une vie d'ouvrier ou de terrassier pour gagner sa vie. En somme, s'il n'a pas connu la gloire d'un Messi ou d'un Pelé, c'est peut-être simplement parce qu'il est né au mauvais endroit, au mauvais moment.
Par Frédérik Légat
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