C’est par le football que l’identité et la culture sud-américaines, quasiment inconnues en Europe, s’affirment dans l’Entre-deux guerres. Les résultats et le beau jeu pratiqué vont petit à petit associer Uruguay, Argentine et Brésil au mot football dans l’esprit de l’Européen moyen. Une assimilation toujours d’actualité.
La Céleste "on tour"
Si l’Égypte avait déjà participé en 1920, pour la 1e fois le tournoi de football des JO 1924 de Paris voit la participation s’élargir à l’Amérique du Sud. L’Uruguay, vainqueur du Championnat sud-américain de football l’année précédente, est qualifié pour l’épreuve. Pour bien préparer la compétition mais aussi financer leur voyage, la Celeste s'envole pour l'Europe trois mois avant le tournoi. Partis du pays en mars 1924 en 3e classe sur le paquebot Le Désirade pour une tournée pré-olympique en Espagne, les Uruguayens vont casser la baraque. Le peu de moyens ne permet initialement que de disputer un seul match à l’arrivée de la sélection à Vigo. Le jeune gardien de 22 ans Andrés Mazali, qui effectue ses débuts avec la Celeste, se confiera plus tard au magazine El Gráfico :
« On ne pouvait pas manger la mauvaise nourriture du bord, on ne buvait que du maté délavé, en chantant jusqu'à notre propre misère. Notre destination était l'Espagne où nous jouerions quelques matchs pour ensuite arriver aux Jeux Olympiques. Cette tournée devait être financée par les fonds reçus grâce aux matchs amicaux. Pour la première fois une équipe sud-américaine jouait en Europe, mais comme ils ne connaissaient pas notre valeur, personne n'était finalement intéressé à venir nous voir. Martínez Laguarda, qui avait tout fait et joué sa peau pour qu'on vienne, nous avait dit : ‘’Garçons, il n'y a pas de tournée. J'ai seulement pu vous obtenir, avec l'aide du consul à Vigo, un match. Du sort de ce match dépend notre futur’’.»
La victoire 3-0, suivie d’une autre 4-1 malgré deux penalties accordés aux Espagnols, seront suivies de sept autres, dont deux à Bilbao et deux à Madrid. La tournée, débutée sur la pointe des pieds, est triomphale et lucrative (jusqu’à 25 000 pesetas pour deux matchs à Madrid) et la presse et le public, initialement hostiles, finiront par reconnaître « l’indiscutable supériorité des visiteurs en les ovationnant chaleureusement ».
Le septième ciel est à Paris
Mais la tournée pré-olympique n’est rien ; la Celeste va faire lors des JO 1924 de Paris plus pour la promotion de son minuscule pays que toutes les campagnes de publicité du monde. Le triomphe des Uruguayens à Paris est total. Après s’être débarrassés de la Yougoslavie, des USA, de la France et des Pays-Bas, ils battent les surprenants Suisses en finale, avec un bilan de 20 buts pour et seulement 2 contre. Ils n’auront été mis en difficulté que par les Néerlandais en 1/2 finale, menés durant 30 minutes avant d’emporter la décision sur un penalty dans les 10 dernières minutes. La grande vedette de la compétition aura été José Andrade, le demi-droit du CA Bella Vista Montevideo, que le public parisien surnomme « La merveille noire ». Le 1/4 de finale à Colombes contre la France a beaucoup fait pour sa légende. Ravis de leur accueil à Argenteuil et désireux de ne pas trop humilier leurs hôtes, les Uruguayens se sont contentés d’un but d’avance à la mi-temps, Mais alors que le public parisien siffle Andrade à la suite d’une faute, celui-ci s’énerve et offre trois passes décisives, dont une après avoir dribblé 7 adversaires depuis son propre camp. Après le titre, il restera pendant plusieurs mois à Paris pour profiter des « années folles », parcourant en chantant et en dansant les boîtes de nuit, bars et cafés. Le descendant d’esclaves noirs qui a dormi sur un sol en terre battue et peu fréquenté l’école y fera la connaissance de Colette et Joséphine Baker, la reine des nuits parisiennes. L’Uruguay a non seulement réussi l’exploit de s’affirmer sur la scène internationale mais a en plus assuré une pub d’enfer pour son sport : grâce à elle le tournoi de football a dégagé 30 % des recettes globales des compétitions olympiques !
Débarquement sud-américain !
Sur la lancée de cette victoire, les tournées sud-américaines vont s’enchaîner sur le Vieux continent en 1925. C’est d’abord le Nacional Montevideo et ses médaillés d’or olympiques, qui passe 6 mois en Europe où il dispute le nombre record de 38 rencontres. Affrontant des équipes nationales et des clubs professionnels de 9 pays différents, le club remporte 26 de ces 38 matchs et inscrit la bagatelle de 130 buts pour seulement 30 encaissés. Et encore le Nacional doit-il aligner parfois l’équipe B, puisqu'il dispute deux matchs le même jour... Le succès de cette tournée se mesure au nombre de billets vendus : environ 800 000, ce qui en fait la plus grosse tournée de l’Histoire du football mondial, l’équipe ayant parcouru pas moins de 15 000 km en train, en plus du voyage aller-retour avec l’Amérique du Sud !
La même année, Boca Juniors, le club de la capitale argentine, effectue une tournée de 5 mois en Europe à la place de l’équipe nationale, initialement pressentie. Pour l’occasion, Los Xeneizes sont renforcés par 5 joueurs d’autres clubs. Partis le 4 février 1925 sous les acclamations de 10 000 supporters, les joueurs disputent un total de 19 matchs en Espagne, en France et en Allemagne. Là aussi, le succès sportif est indéniable puisque les argentins remportent 15 rencontres pour 1 nul et seulement 3 défaites. Ils seront accueillis au retour le 12 juillet par tout un peuple et recevront le titre, honorifique, de champion d’honneur, n’ayant pas participé au championnat cette année-là. Club d’un quartier de la capitale, Boca Juniors venait de gagner, malgré des pertes financières, une popularité incomparable dans le monde entier.
Le continent du football
Durant ce temps, le CA Paulistano et sa vedette Arthur Friedenreich débarquent en France pour une tournée de deux mois d’où ils repartiront avec 9 victoires pour une seule défaite, inscrivant 30 buts (dont 12 de Friedenreich) et n’en encaissant que 7. Le temps d’écraser la France 7-2, la Suisse 1-0 et le Portugal. Notons pour l’anecdote que le dernier match de la tournée à Lisbonne contre le Portugal, remporté 6-0, fut écourté de 15 minutes pour permettre à la délégation de ne pas louper son paquebot de retour… Hormis leurs scores écrasants, ces tournées concomitantes auront eu un résultat entièrement positif pour le sous-continent sud-américain dans son ensemble : la révélation de trois pays jusqu’alors totalement inconnus des Européens, le tout sans conflit, sans sans drame et sans morts. La consultation des articles dithyrambiques de l’époque relatant les exploits des sportifs sud-américains est à cet égard révélatrice de l’admiration des médias et des spectateurs pour ces étrangers du bout du monde venus de pays de l’autre bout du monde qui pratiquent un football apparenté à celui des meilleures nations britanniques… « Le foot a permis à l'Uruguay d'entrer dans la géographie » expliquait l'historien uruguayen spécialisé en anthropologie du sport Andrés Morales dans une interview au magazine So Foot en octobre 2011. A l'Uruguay seulement ? Non, à tout un continent !
Par Frédérik Légat
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