Le 13 juillet 1930, il est environ 15h19 lorsqu'un petit bonhomme français d'1m59 trompe la vigilance du gardien mexicain. Ce jour-là, sans s'en rendre compte, Lucien Laurent entre dans la légende en devenant le tout premier buteur de l'histoire du Mondial. Voici son histoire.
Une vedette du ballon
S’intéresser à la vie de Lucien Laurent, c’est se pencher sur une vedette de football devenue, un demi-siècle après avoir achevé sa carrière sportive, une légende du ballon rond. Né en décembre 1907 à Saint-Maur-des-Fossés, il est rapidement repéré et participe à une équipe de France scolaire alors qu’il n’a que 14 ans, aux côtés de son frère aîné Jean. Il rejoint l’année suivante le Cercle Athlétique de Paris, dont il devient un attaquant en vue. Il est de ceux qui mènent son club en finale de Coupe de France en 1928 (bien qu’absent en demi-finale en raison d’une fâcheuse angine), mais le CAP perd face au Red Star de Paul Nicolas sur le score de 3-1.
Ne mesurant qu’1 m 59, il est parfois moqué pour sa petite taille mais on lui reconnaît de réelles
qualités techniques, en particulier sur les passes. Il est alors un des espoirs d’un football français qui vit sa révolution. Une première sélection qui ne compte pas, en janvier 1928, face à l’Afrique du Nord, fait de lui une mascotte que ses partenaires s’autorisent à mettre dans une bouche d’air du paquebot qui les emmènent de l’autre côté de la Méditerranée. Il lui faut néanmoins attendre 1930 pour devenir international. Il participe en février au déplacement à Porto, qui est souvent cité en exemple, non pour le match mais pour l’ambiance qui règne alors dans le groupe. L’espièglerie y est volontiers de mise et l’adoption par Antonin Lozes d’une chèvre achetée par son partenaire Manuel Anatol marque davantage les esprits que la défaite sur le score de 2-0. Deux mois plus tard, il connaît la débâcle face à la Belgique, contre qui seul Gustave Dubus parvient à sauver l’honneur, les Diables Rouges l’emportant sur le score de 6-1. C’est au moment où sa carrière internationale aurait pu s’arrêter, après cette deuxième sélection peu convaincante selon les commentateurs, que la trajectoire de Lucien Laurent prend une nouvelle direction.
Un été 1930
Avec son frère, Lucien Laurent est retenu pour participer à la première édition de la Coupe du monde qu’organise l’Uruguay à l’occasion du centenaire de son indépendance. Il manque au groupe quelques-uns des piliers tel Paul Nicolas ou Jules Dewaquez, qui a enregistré sa dernière cape un an plus tôt. Ces absences sont peut-être ce qui permet au jeune Lucien Laurent de figurer dans le groupe. Avec ses partenaires, ils embarquent le 21 juin à Villefranche-sur-Mer, sur le transatlantique Conte Verde. Le trajet fait pleinement partie de l’aventure. Les Français ne sont pas les seuls présents à bord, puisque les équipes de Belgique et de Roumanie empruntent également ce paquebot. En l’absence de leur sélectionneur, Gaston Barreau, à qui le Conservatoire de musique, son employeur, n'a pas accordé le nécessaire congé pour s’absenter le temps d’une telle compétition, voyage compris, l’entraînement est improvisé sur le pont du bateau. Le passage de l’équateur est aussi décrit comme un moment mémorable par les témoins. Après deux semaines de traversée, les footballeurs retrouvent enfin la terre ferme et découvrent un nouveau monde, celui d’un autre football, fait de talent technique et de passion populaire. Le 13 juillet, l’équipe de France débute enfin dans le tournoi, contre le Mexique. Il s’agit là du match d’ouverture, disputé parallèlement à l’opposition Etats-Unis – Belgique. A la dix-neuvième minute, Lucien Laurent inscrit son premier but en sélection et permet à la France de mener au score. Dans l’autre match, c’est à la vingt-troisième minute que Bart McGhee ouvre la marque pour les Américains. La France l’emporte finalement par 4-1, tandis que les Etats-Unis battent les Belges (3-0). Le coup à la tête reçu par le gardien français Alexis Thépot, que remplace un joueur de champ, Augustin Chantrel, attire la sympathie du public.
La deuxième rencontre est disputée au lendemain de la fête nationale française. L’adversaire du jour jouit alors d’une réelle réputation sportive. L’équipe d’Argentine figure parmi les favoris de
l’épreuve. Néanmoins, Lucien Laurent et ses partenaires peuvent compter sur un soutien sans faille du public uruguayen, qui apprécie ces visiteurs européens et voit la sélection du pays voisin comme une rivale possible de la Céleste. Les joueurs français sont particulièrement étonnés de cette foule uruguayenne déchaînée, hurlant des « Francia… Francia… » auxquels ils n’étaient pas préparés. A peine le match a-t-il commencé que Lucien Laurent, victime d’un violent tacle de Luis Monti, est blessé et ne peut plus jouer. Bien que restant sur le terrain, il achève là sa Coupe du monde. L’auteur du coup parvient dans les dernières minutes à inscrire le but de la victoire pour l’Albiceleste. Une deuxième défaite contre le Chili, pour le dernier match avant les demi-finales, a raison de l’équipe de France dont le premier parcours dans ce nouveau tournoi international s’achève. Peu après le retour en France, Lucien Laurent et son frère Jean quittent leur club parisien pour rejoindre Sochaux. Ce transfert s’inscrit dans la politique sportive qu’a choisi de mener Jean-Pierre Peugeot. En créant le FC Sochaux-Montbéliard à la fin des années 1920, il pousse le football français, irrémédiablement vérolé par l’amateurisme marron, vers son inexorable destin, celui du professionnalisme. Lorsque celui-ci est officiellement autorisé et que se met en place le championnat de France en 1932, les deux frères rejoignent Paris et le Club Français, qui adopte le nouveau statut.
Ils n’y restent qu’une saison, avant que leurs chemins sportifs ne se séparent, Jean partant en Bretagne, tandis que Lucien redevient capiste pour un an, puis repart vers l’est, à Mulhouse et à Sochaux. Ils se retrouvent en 1936 de nouveau partenaires, cette fois au Stade rennais. Fait prisonnier pendant la Bataille de France, Lucien Laurent passe trois ans au stalag en Saxe. Lorsqu’il revient en France, le Racing Club de Besançon le recrute comme entraîneur-joueur. L’heure de la fin de carrière a sonné.
Un si long silence
Pendant plusieurs décennies, le premier but de l’histoire de la Coupe du monde est passé sous silence. Il faut attendre le Mundial argentin, en 1978, pour qu’il en soit de nouveau fait mention. Le journal El Gráfico s’intéresse alors à un homme de 70 ans passés jusqu’alors quasiment inaperçu. En un article, un seul, Lucien Laurent est reconnu comme étant le premier buteur de l’histoire de la Coupe du monde. On lui demande même de décrire l’action à l’issue de laquelle il inscrit le but en passe de devenir légendaire. Lentement, la mémoire peut s’écrire, sans même toucher immédiatement la France. En 1990, lorsque l’Italie organise la Coupe du monde, La Gazzetta dello Sport s’empare à son tour de ce fait de jeu devenu événement et le dévoile aux publics européens. Dès lors, les médias internationaux bondissent sur l’occasion qui leur est donnée d’interviewer le premier buteur de l’histoire de la Coupe du monde, surtout dès qu’une nouvelle édition de la Coupe s’ouvre. De joueur de l’équipe de France, Lucien Laurent devient une légende de l’histoire du football mondial, un des derniers témoins des premiers temps, l’auteur d’un exploit unique. Il décède le 11 avril 2005 à l’âge de 97 ans, mais reste, au-delà de la mort, à jamais le premier !
François Da Rocha Carneiro
Historien du football, François Da Rocha Carneiro est l'auteur d'une thèse consacrée à l'Equipe de France ("Les joueurs de l'équipe de France, 1904-2012 : construction d'une élite sportive"). Son tout dernier ouvrage "Une histoire de France en crampons" vient de paraître aux éditions Du Détour.
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