Le 26 mai 1958, Eduard Streltsov, attaquant vedette de l'URSS est arrêté par le KGB. Injustement accusé de viol, celui que l'on compare au jeune Pelé en cette fin des années 50 est envoyé au goulag. Retour sur la descente aux enfers du plus grand joueur de l'histoire du football russe.
Bons baisers de Russie
"Le blond inter-gauche Streltsov, auteur de deux buts, fut l'étoile de l'équipe soviétique". En ces premiers jours d'octobre 1957, à la faveur d'une tournée en France du Torpedo Moscou, le journal L'Equipe et la France du football découvrent Eduard Streltsov. A tout juste 20 ans, le leader d'attaque du Torpedo vient d'inscrire 5 buts en une semaine face à l'OM et au Racing Club de France, respectivement 6ème et 4ème du dernier championnat de France. Pour ces deux matchs, le tarif est le même : une défaite 7 buts à 1 pour les deux clubs français. Déroutés par la technique et le jeu de tête hors-pair du jeune Streltsov, les joueurs français ont appris à connaître un phénomène que la Russie avait adopté depuis bien longtemps. Titulaire avec l'équipe A du Torpedo dès ses 17 ans, il avait ébloui l'URSS tout entière pour ses débuts en sélection en 1955. Aligné d'entrée face à la Suède, Streltsov s'était livré à une véritable démonstration. Trois buts, trois passes décisives, des talonnades à foison (en Russie, on parle d'ailleurs de "passes à la Streltsov" pour qualifier la talonnade) et une victoire 6 buts à 0 face aux futurs finalistes de la Coupe du Monde, voilà ce qu'on appelle "réussir ses débuts". Ses débuts, il les réussira également sur la scène des compétitions internationales lors des Jeux Olympiques de Melbourne en 1956. Fer de lance de l'attaque russe, Streltsov offre notamment un récital en demi-finale face à la Bulgarie (2-1 pour l'URSS). Auteur d'un but et une passe décisive, il est le grand artisan de la qualification du bloc soviétique pour la finale des J.O. Malheureusement, en finale, Streltsov observe la rencontre du banc de touche, la faute à un choix bizarre du sélectionneur Gavriil Kachalin. Contraint de se passer de Valentin Ivanov, compère d'attaque de Streltsov au Torpedo, Kachalin décide d'aligner la paire d'attaque du Spartak Moscou Simonian - Ilyin afin de conserver une certaine complémentarité sur le front de l'attaque. Ce choix, aussi cruel soit-il pour Streltsov s'avère néanmoins payant puisque l'URSS s'impose 1-0 en finale face à la Yougoslavie. Comme le veut le règlement de l'époque, Streltsov ne peut même pas se consoler avec sa médaille olympique puisque seuls les joueurs ayant disputé la finale reçoivent le précieux sésame. Une simple partie remise ? Non. Alors qu'il n'est âgé que de 20 ans, Eduard Streltsov vient de disputer le dernier tournoi international de sa carrière.
La vengeance de la "guenon"
Dans l'URSS d'après-guerre, il n'est que deux destins possibles pour les idoles sportives. Soit, elles acceptent de mettre leur image au service du régime, soit elles peuvent dire adieu à leur carrière. Et, contrairement à Lev Yachine, son coéquipier en sélection qui reçoit "l'Ordre de Lénine" en 1967, Eduard Streltsov n'a pas la diplomatie nécessaire pour ne pas être inquiété par le pouvoir en place. Par exemple, lorsque le Dynamo et le CSKA Moscou, les deux clubs du régime viennent frapper à sa porte pour le recruter, l'attaquant vedette de la sélection préfère jurer fidélité à son Torpedo, une décision qui ne plaît pas dans les plus hautes sphères du pouvoir. Ce qui ne plaît pas non plus, c'est le goût prononcé de Streltsov pour la vodka, addiction qui le pousse souvent à quelques débordements, dont un qui lui coûtera très cher. Lors d'une soirée de gala au cours de laquelle sont présentes quelques unes des personnalités politiques les plus importantes du pays, celui que l'on surnomme le "Pelé blanc" décide de prendre du bon temps et se laisse quelque peu aller sur la boisson. Problème, chez Streltsov, l'ébriété se manifeste par une franchise à toute épreuve. Ainsi, lorsque Ekatarina Furceva, la femme plus puissante du pays, vient proposer à Streltsov la main de sa fille, celui-ci l'éconduit en déclarant qu'il refuse "d'épouser une guenon". La vengeance de la maman de "la guenon" sera terrible. Alors qu'il venait d'être le grand artisan de la qualification de l'URSS pour la Coupe du Monde 1958, Streltsov est arrêté à quelques jours du début de la compétition pour avoir soi-disant violé la fille d'un général lors d'une nouvelle soirée arrosée. A l'issue d'une enquête entièrement à charge, la star du pays des tsars est envoyée au goulag pendant qu'à Moscou, plus de 100 000 manifestants demandent en vain sa libération. Plutôt que de faire réfléchir le régime, cette manifestation le confortera dans sa décision : de par sa popularité, Streltsov était devenu trop dangereux.
Le revenant du goulag
A l'été 1958, alors que Pelé se fait couronner pour la première fois en Suède, son alter égo russe descend aux enfers. Les journaux du pouvoir le discréditent en le qualifiant "d'ivrogne, de voyou stupide et prétentieux" et sa trace est effacée de l'histoire du football russe. Pendant, ce temps, Streltsov, lui, croupit dans les geôles du régime communiste. Bien loin de la France où ses compatriotes remportent l'Euro en 1960, l'ancienne idole de l'URSS doit endurer les pires sévices. Un jour, un autre détenu s'en prend même à lui à coups de barres de fer. Bilan, deux jambes brisées et quatre mois d'hospitalisation. Néanmoins, malgré la dureté de ses conditions d'emprisonnement, l'ancien maestro du Torpedo se comporte comme un détenu modèle et voit son traitement s'améliorer. Initialement condamné à douze années de goulag, il obtient une remise de peine et est libéré en 1963 après quatre années de misère. Dès lors, il peut reprendre le cours de sa carrière, d'abord uniquement au niveau amateur, puis, au Torpedo à partir de 1965. De retour à son meilleur niveau, il réintègre même la sélection et peut rêver de connaître enfin la gloire internationale avec la Coupe du Monde 1966 qui s'annonce. Oui, Streltsov peut rêver mais les autorités russes sont là pour le ramener à la réalité. Semblant avoir un goût prononcé pour l'auto-destruction, le régime russe décide de priver à nouveau la sélection de son meilleur joueur en refusant de lui accorder son visa pour Londres à cause de ses antécédents. Le plus fort dans tout cela étant que ce visa lui sera finalement accordé trois mois plus tard...
Eduard le maudit
Désormais en règle avec les autorités de son pays, Eduard Streltsov se fixe un dernier objectif, un ultime rêve : disputer la Coupe du Monde 1970. Malheureusement, après une année 1968 de haute volée qui lui permet de glaner un deuxième titre consécutif de "meilleur joueur de l'URSS", l'homme aux deux jambes cassées au goulag voit ses performances décliner. Finalement, ses ultimes espoirs se briseront en même temps que son tendon d'Achille lors d'un match avec le Torpedo. Cette fois ç'en est trop pour le "Pelé blanc" qui, une fois encore, observera de loin l'ultime triomphe de l'homme à qui on l'avait tant comparé.
Décédé en 1990 d'un cancer de la gorge, Eduard Streltsov ne connaîtra pas de réhabilitation officielle de son vivant puisque les preuves du complot ourdi à son encontre ne seront rendues publiques qu'au cours des années 90. Mais dans le fond, peu importe la réhabilitation officielle puisque jamais le peuple russe n'a réellement cru à la culpabilité de son idole. Marqués à jamais par les buts, les arabesques et le jeu de tête de Streltsov, ils sont encore peu à lui contester sa place de plus grand joueur de l'histoire du pays.
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