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Le football à travers les siècles : Vichy contre les pros (28/X)

Dernière mise à jour : 5 févr.

En juin 1943, un véritable tremblement de terre secoue le football français. Le Colonel Pascot, Commissaire aux Sports de Vichy a décidé d'interdire aux clubs le droit d'employer des joueurs professionnels pour réunir ces-derniers au sein d'équipes fédérales nouvellement créées. Chronique d'une saison en enfer pour le football hexagonal.

Le colonel Pascot entouré des joueurs bordelais (à gauche) et marseillais (à droite) lors de la finale de la Coupe de France 1943. Archives FFF

Vichy et le ballon rond


"Le football, c'était mieux avant". Cette phrase, tant entendue et rabâchée depuis toujours pourrait résumer le mode de pensée du régime de Vichy vis-à-vis du football. Aujourd'hui, par "avant", on a souvent tendance à penser "avant l'arrêt Bosman", époque où les équipes possédaient une identité locale importante du fait de la limitation du nombre d'étrangers par équipe. En 1940, au moment où le régime de Vichy est instauré, cet "avant" désigne l'époque précédant l'instauration du professionnalisme en 1932. En effet, pour le régime du Maréchal Pétain, le football et le sport en général, devaient être pratiqués avec désintéressement, le professionnalisme étant jugé immoral. Ainsi, dès le mois d'octobre 1940, le Commissaire Général à l'Education Générale et aux Sports de Vichy, l'ancien tennisman Jean Borotra, interdit purement et simplement le sport professionnel. Seuls trois sports sont épargnés : le cyclisme, la boxe et la pelote basque, pratiques dans lesquelles le professionnalisme est jugé essentiel à l'obtention de bons résultats à l'international. Pour le football, le cas est un peu particulier. Le professionnalisme faisant partie intégrante du football français depuis près de 10 ans, Vichy décide de laisser au ballon rond un sursis de trois ans, afin de lui laisser le temps d'assurer sa transition. Le rendez-vous est donc pris pour la saison 1943-1944.


La F.F.F. sous tutelle


Pendant trois années, le régime de Vichy va accentuer sa pression sur le football professionnel français. Si le soin est laissé à la F.F.F. d'organiser des championnats dans les trois principales zones en vigueur depuis la défaite de juin 1940, (à savoir la Zone Interdite au Nord-Pas-de-Calais, la Zone Occupée et la Zone Non Occupée), ainsi qu'une Coupe de France, les marges de manœuvre de la Fédération sont limitées. En effet, même si le sursis de trois ans apparaît quelque peu oublié dans un premier temps, le Commissariat aux Sports refroidit toute velléité de retour vers l'organisation d'avant-guerre. Pire encore, en mars 1942, Jean Borotra impose la nomination d'hommes de son Commissariat au sein du Comité Directeur de la F.F.F., ce qui provoque la démission du président emblématique de la F.F.F., Jules Rimet. Pour ne rien arranger, en avril 1942, Borotra cède sa place à l'ancien rugbyman Joseph Pascot, réputé bien plus autoritaire que l'ex-tennisman. Dès son arrivée, Pascot supprime les transferts et instaure la règle des "7+4" qui oblige les clubs à aligner au moins quatre amateurs au coup d'envoi de chaque match. La F.F.F., désormais réduite au simple rôle de subalterne du Commissariat ne bronche pas et applique les ordres. En mai 1943, son impuissance va être dévoilée au grand jour à l'occasion de la finale de la Coupe de France entre l'OM et Bordeaux. Alors que la rencontre doit être rejouée à la suite d'un résultat nul (2-2), la Fédération annonce la victoire de l'OM sur tapis vert à la suite d'un problème avec le joueur bordelais Nemeur, aligné face à l'OM alors qu'il n'était pas qualifié pour cette rencontre. Estimant qu'une finale doit se jouer sur le terrain, Pascot déjuge cette décision et ordonne que le match soit rejoué comme convenu. La F.F.F., impuissante, obéit et voit un homme politique déjuger l'une de ses décisions pour la première fois de son histoire...


"Tempête sur le Ballon Rond"


Désormais patron incontesté du football français, le colonel Pascot a le champ libre pour imposer ses réformes. Et il ne va pas s'en priver. Le 15 juin 1943, c'est un véritable séisme qui est annoncé par le chef des sports de Vichy. Jugeant que ses directives n'avaient pas été respectées, notamment concernant les quatre amateurs par équipe puisque ces derniers avaient bien souvent été rémunérés, l'ex-rugbyman annonce une réorganisation totale du football français. Les clubs, piliers du football depuis sa création, sont destitués de tous leurs joueurs professionnels et sont reversés dans les championnats amateurs. Les joueurs, quant à eux, sont sélectionnés au sein de seize équipes fédérales nouvellement créées et amenées à disputer un championnat national. Rétribués par l'Etat, ils doivent obtenir un diplôme de "joueur-moniteur" et ont pour obligation de dispenser leurs connaissances physiques et techniques dans des établissements scolaires et des clubs de football. La sélection dans les équipes fédérales est une véritable réquisition : en cas de refus, les joueurs seront radiés et ne pourront plus pratiquer le football, même en amateur. Seuls les ex-pros non-sélectionnés dans une équipe fédérale peuvent obtenir une requalification dans les équipes amateures.

L'annonce de cette réforme provoque une véritable onde de choc dans le monde football français. Le journal Football titre "Tempête sur le Ballon Rond" tandis que de nombreuses voix s'élèvent contre cette fonctionnarisation du football français. Membre influent du Bureau de la F.F.F., le futur créateur de la Ligue des Champions Gabriel Hanot publie une critique au vitriol de la réforme dans Le Miroir des Sports. Dénonçant "l'instauration du football chimérique en France", il écrit : "Le football avait jusqu’ici échappé au cyclone de la défaite militaire et politique. Le voici aux prises avec la tornade, par la volonté d’un membre du gouvernement".


Résistance vaine et adaptation


Chez les clubs, les réactions sont bien évidemment presque unanimement négatives. Dépossédés de leurs joueurs sans aucune contrepartie financière, les dirigeants se réunissent et multiplient les recours pour faire annuler le projet, en vain. Du côté des joueurs, on est également dans l'expectative. L'international Raoul Diagne, installé à Annecy où il tient un bar, déclare que s'il est sélectionné, il se verra dans l'obligation d'arrêter le football. Le son de cloche est le même chez Maurice Dupuis du Racing, bien réticent à quitter son club, ou chez Etienne Mattler qui estime que la réforme "est un enterrement de première classe pour (son) club de Sochaux." Pourtant, malgré cette levée de boucliers, Pascot ne cède pas et fin juillet, une première liste de joueurs sélectionnés est dévoilée. Devant les refus et les problèmes d'affectation, celle-ci n'aura de cesse d'être modifiée jusqu'au début de saison. Présents dans la première liste de juillet, Kurt Platzek du Stade de Reims et Edmond Virag d'Annecy, tous deux Juifs, seront écartés de la seconde liste, le CGEGS ayant finalement annoncé que les footballeurs Juifs seraient exclus des équipes fédérales. A l'arrivée, les seize équipes fédérales prêtes à débuter le championnat en septembre forment des ensembles plus ou moins cohérents. Dans certains cas comme à Lens-Artois, le problème de cohésion ne se pose pas. En effet, après s'être un temps révolté contre la réforme, le RC Lens a procédé à un déménagement pur et dur de son effectif vers la nouvelle équipe fédérale, des joueurs aux dirigeants, si bien que Lens-Artois n'est en réalité qu'un RC Lens "déguisé". En revanche, pour des équipes comme Grenoble-Dauphiné, la cohésion risque d'être plus difficile à trouver. Composée de joueurs issus de onze clubs différents et parfois domiciliés à plusieurs centaines de kilomètres de Grenoble où l'équipe est censée s'entraîner, ce onze fédéral semble d'ores et déjà promis à une saison galère.


La saison de toutes les folies


Une fois lancée, la saison va rapidement virer au grand n'importe quoi. Réduits à seulement quinze joueurs, les effectifs sont bien trop courts pour faire face aux nombreuses indisponibilités ce qui force les équipes fédérales à s'adapter. Pour cela, ils peuvent faire appel à des réservistes fédéraux, un contingent de joueurs non-sélectionnés mais devant garder la forme pour pallier à d'éventuelles absences. Parmi eux, mention spéciale à Paul Krejci qui portera le maillot de cinq équipes différentes ! Bien loin des 15 joueurs prévus, le onze du Dauphiné alignera pas moins de 32 footballeurs au cours de la saison ! Autres éléments participant au folklore, la présence des entraîneurs sur le terrain. Etant souvent d'anciens joueurs, ils sont douze sur les seize équipes fédérales à devoir rechausser leurs crampons en cours de saison pour pallier des absences. Pour les équipes de Nancy-Lorraine et Paris-Capitale, même le directeur sportif (qui joue le rôle de président de l'équipe fédérale) est obligé de reprendre du service. Dans certains cas, ces titularisations sont vraiment improbables comme pour l'équipe de Rennes-Bretagne qui aligne à plusieurs reprises son coach Jean Batmale, malgré ses 47 ans. Le public, lui, s'y perd et les affluences diminuent tout au long de la saison, surtout pour les équipes de bas de tableau. Pour autant, les résultats financiers sont bons, le Commissariat aux Sports n'ayant eu pratiquement aucune dépense en début de saison. Les joueurs ayant été spoliés aux clubs et l'Etat étant propriétaire de nombreux stades, la saison fédérale a ainsi permis de dégager des bénéfices non négligeables.


La Bataille du Nord


Au milieu de ce marasme, deux équipes vont tout de même se détacher : Lille-Flandres, équipe composée de joueurs et dirigeants principalement issus de l'Olympique Lillois et du SC Fives, et Lens-Artois, héritière du RC Lens champion de la Zone Nord en 1942-1943. Ainsi, alors que les équipes de bas de tableau, à l'abri de toute relégation, vont vite terminer la saison en roue libre, les deux équipes fédérales nordistes vont se livrer un joli mano a mano en tête du classement. Finalement, après une fin de saison organisée à toute hâte à Paris alors que les combats pour la Libération du pays ont déjà débuté, c'est Lens-Artois qui est sacré champion de France. Ce titre, les lensois n'auront guère le temps de le fêter : quelques jours après la fin de la saison, ils perdront l'un des leurs, Georges Fougnies, tué dans un bombardement.

Terminée dans la précipitation, la saison 1943-1944 est la dernière saison frappée du sceau du régime de Vichy. En déroute, il disparaît dans la confusion à l'été 1944, laissant ainsi la F.F.F. de nouveau libre d'organiser ses propres compétitions. Jules Rimet de retour à la présidence, la F.F.F. démantèlera les équipes fédérales, rendant aux clubs leurs joueurs professionnels. Finalement, cette saison cauchemardesque n'aura laissé que peu de traces. Les bénéfices réalisés seront majoritairement reversés aux clubs et aux joueurs prisonniers de guerre et le titre de champion de France ne sera pas homologué. A l'arrivée, le dernier vestige de cette saison sans queue ni tête est une fois encore à chercher dans le Nord. Amenés à travailler ensemble au sein de l'équipe Lille-Flandres, les dirigeants de l'Olympique Lillois et du SC Fives décideront de continuer l'aventure ensemble en faisant fusionner leurs clubs dès la saison 1944-1945 pour en créer un nouveau : le Lille Olympique Sporting Club.


Pour retrouver les épisodes précédents de notre grande série consacrée à l'histoire du football, ça se passe ici !

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