En 1934, le 1/4 de finale de la deuxième Coupe du Monde de l'histoire oppose l'Italie et l'Espagne à Florence. Sur le papier, une magnifique affiche entre deux favoris, sur le terrain, un scénario scandaleux et un surnom glané pour l'éternité : la "Bataille de Florence".
Bien plus qu'un match de football
La célèbre "Bataille de Florence", disputée en deux temps, est un exemple extraordinaire de l’intrusion de la politique dans le football, alors que l’Espagne républicaine « rouge » est opposée à l’Italie fasciste « noire » lors de ce 1/4 de finale qui préfigure à plus d’un titre l’intervention italienne dans la Guerre civile. Les deux nations sont adversaires irréconciliables, comme on le verra deux ans plus tard lors de la guerre civile. L’apport italien dans l’aide aux Nationalistes sera alors édifiant : 660 avions, 150 chars, 800 pièces d'artillerie, 10 000 mitrailleuses et 240 000 fusils. L’armée de l’air italienne accumulera ainsi durant le conflit un total de 135 265 heures de vol pour 5 318 opérations, larguant 11 524 tonnes de bombes et détruisant 943 avions ennemis et 224 navires.
Acte Ier : le 31 mai 1934
Le jeudi 31 mai 1934, l’Italie fasciste affronte en quart de finale à Florence l’Espagne républicaine. Le contexte est on ne peut plus tendu, pour des raisons politiques. La température caniculaire accentue encore plus cette impression. Les 35 000 spectateurs sont chauffés à blanc. Nous sommes « dans une Florence fanatisée où même les statues de Michel-Ange semblent proclamer la supériorité de l’ordre nouveau […] où les deux fils de Mussolini sont dans les tribunes, entourés de milliers de chemises noires. » (L’Auto). Deux systèmes politiques, mais aussi deux styles de jeu se font face : au jeu élaboré essentiellement à ras de terre des ibériques s’oppose le bombardement furieux des transalpins, fait de balles hautes et de longues transversales. Alors que Luis Regueiro, l’attaquant du Real Madrid, avait ouvert le score dans un silence de mort à la demi-heure de jeu, l’Italien Giovanni Ferrari égalise juste avant la pause avec la complicité de l’arbitre alors que le portier Ricardo Zamora est ceinturé sur sa ligne de but. « Ce n’est plus du football, ça ressemble à la guerre », comme le décrit L'Auto. Les Italiens sont toujours aussi déterminés à marquer, mais aussi à donner des coups, surtout par l’inévitable Monti, l’oriundo qui tacle à la gorge « ces cochons de rouges », tandis que les défenseurs espagnols font ce qu’ils peuvent pour les en empêcher. Les attaques transalpines semblent de plus en plus désordonnées. Soudain, à cinq minutes de la fin, le stade se décompose : sur un contre, la Fuente Leal vient tromper Combi. L’arbitre est assailli par les Azzuri, qui réclament un hors-jeu. Monsieur Baert, l’arbitre belge, un habitué des matchs internationaux de l’Italie, cède : il ne valide pas le but ! La bataille durera donc trente minutes de plus ; les spectateurs florentins auront droit à une prolongation. Ils auront l’agréable surprise de voir l’arbitre accorder une pause de près d’une demi-heure aux 22 acteurs au lieu des 5 minutes réglementaires : l’avant-centre italien Schiavio est blessé, impossible de reprendre sans qu’il soit rétabli, malgré les règlements en vigueur... Saoulés de coups, les Espagnols sont sur le point de rompre, mais ils tiennent, tant bien que mal. À la dernière minute, le stade retient une fois de plus son souffle : le défenseur Quincoces (Real Madrid) et l’attaquant Schiavio (Bologne) se ruent dans la surface sur le ballon d’un même élan. L’attaquant se relève le premier et tire…sur le poteau. Décidément rien ne peut départager les deux équipes ; le match sera donc rejoué le lendemain, même lieu même heure.
Acte II : le 1er juin 1934
Le lendemain, 1er juin, rebelote, devant cette fois-ci 43 000 personnes, triées sur le volet par la propagande fasciste. Le stade est plein comme un œuf. Pour la première fois de l’histoire de la Coupe du Monde, un match est rejoué. Un ticket pour les 1/2 finales est en jeu. C’est toujours un Italie – Espagne, mais ce ne sont plus les mêmes équipes : pas moins de quatre transalpins et de sept ibériques n’étaient pas sur le terrain la veille et remplacent les victimes du jeu dur pratiqué par les deux « armées ». La star espagnole, le gardien Zamora, est de ceux-là. Comme par hasard, le comité d’organisation a désigné le Suisse René Mercet, l’habituel invité des matches internationaux se déroulant en Italie pour diriger la rencontre. Hasard ? L’envoyé spécial de L’Auto, Lucien Gamblin, écrira : « L’arbitre conduisit les opérations avec une telle désinvolture qu’il paraissait être fréquemment le douzième homme de l’Italie ». La Gazetta dello Sport, plus nuancée, est également plus partiale dans ses appréciations. Elle publiera le lendemain : « Il faisait chaud. Les disputes étaient fréquentes. Il aurait fallu un pompier de préférence à un arbitre pour ramener la paix dans les cœurs et sur le terrain. Mercet a fait de son mieux ». La rencontre débute sur les mêmes bases que la veille : les Italiens jouent l'homme plutôt que le ballon, pratiquant plus un sport de combat que du football. Monti sera même surnommé « le boucher » par Gamblin, après avoir blessé, plutôt massacré, trois Espagnols en deux jours. Ce n’est certes pas un tendre, Luis Monti, finaliste de la coupe du monde quatre ans plus tôt avec l’Argentine, à tel point que L’Auto écrivait déjà de lui en 1930, après qu’il eût blessé méchamment, déjà, le français Lucien Laurent, « Ce joueur est le défenseur le plus brutal et méchant que le football mondial ait connu. » En ce 1er juin 1934, il se signale en taclant au genou l’ailier gauche de l’Espanyol Barcelone Crisant Bosch, qui est obligé de quitter le terrain dès la 5e minute et de laisser son équipe évoluer à 10. Un peu plus tard (12e minute), à la faveur d’un corner tiré par Orsi, le portier Nogués est ceinturé pendant que Meazza, monté plus haut que tout le monde en s’appuyant sur quelques épaules, catapulte le cuir dans les filets. Monsieur Mercet, qui a décidément des œillères, accorde le but. Le pugilat qui s’ensuit ne changera rien, l’Italie mène bel et bien 1-0. La suite de la rencontre ne sera qu’une longue suite de coups et de blessures, coups de la part des Azzuri et blessures pour les ibériques. On assiste à un chassé-croisé entre le terrain et les vestiaires, car les remplacements ne sont pas autorisés : bagarre entre Monzeglio et Campanal ; rentrée de Bosch, qui boîte très bas ; blessure de Chacho par l’inévitable Monti avec toujours la même mansuétude de l’arbitre ; blessure de Regueiro ; sortie de Quincoces suite à un duel avec Orsi ; rentrée de Regueiro ; sortie définitive de Bosch après un nouvel attentat ; rentrée de Quincoces. Ça devient de plus en plus difficile pour la Roja, et pourtant, c’est elle qui continue à jouer au football, à tel point que Campana finit par égaliser. Bien sûr, l' homme en noir a vu un hors-jeu. Les espagnols ne luttent pas à armes égales en ce 1er juin. Leur calvaire aura bientôt une fin : à 5 minutes de la fin, Ventolrá déborde une fois de plus mais…il est séché par Bertolini. Le Suisse René Mercet, l’arbitre attitré de l’Italie, aura beau être radié à vie par sa fédération le lendemain de la rencontre, l’Espagne est bel et bien éliminée alors qu’elle aurait dû gagner dès le 1er match. Le Duce peut applaudir à tout rompre dans la tribune d'honneur au milieu de sa garde rapprochée, il a remporté le combat sportif contre « les Rouges » deux ans avant son intervention décisive dans leur guerre civile. La double opposition entre l’Italie et l’Espagne restera longtemps dans les mémoires, mais pas pour les raisons qu’il imagine. Peu importe, il est en passe de réussir son pari : gagner « sa » coupe du monde pour promouvoir le fascisme, par n’importe quel moyen, y compris par la violence et la corruption. C’est maintenant que les paroles du gardien espagnol Zamora prennent toute leur valeur : « Il n’est pas possible de battre l’Italie chez elle, il ne peut pas en être autrement. M’avez-vous compris ? ». Un journaliste suisse, pourtant compatriote de Mercet, dira même que l’homme en noir « a favorisé les Italiens d’une manière des plus honteuses »...
Frédérik LEGAT
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