Habitué au second rôle lors des conflits, le football occupa une place prépondérante durant la Guerre de Yougoslavie à la fin du siècle dernier. A tel point que l'on estime parfois que c'est un match de foot qui déclencha les hostilités. Explications.
Après Tito le déluge
La Yougoslavie depuis 1945 est un État fédéral constitué de 6 républiques égales en droit (Serbie, Croatie, Monténégro, Bosnie, Macédoine du Nord, Kosovo). Durant toute sa vie le maréchal Tito, chef de l’État, a réussi à faire en sorte que les dizaines de nationalités cohabitent ensemble dans le même pays, créant même un début de sentiment d’appartenance nationale parmi la génération née après la guerre. À sa mort, la domination séculaire des Serbes dans tous les domaines n’est plus qu’un lointain souvenir, comme l’illustre enfin l’équipe nationale de football, qui unit sous un même maillot des joueurs de toutes les républiques.
La décennie qui suit la mort de Tito (1980) va complètement rebattre les cartes. Neuf ans plus tard, le pays est complètement fracturé et le repli identitaire est devenu général. Le stade devient dès lors un lieu dans lequel on peut exprimer davantage qu’ailleurs son rejet de la Yougoslavie. En exprimant leur attachement à leur club, les supporters manifestent de plus en plus des sentiments d’appartenance nationale, tout en exprimant leur antipathie pour les autres communautés. Des banderoles avec des messages politiques, des portraits de dirigeants nationaux, de saints ou de grandes figures nationales font leur apparition dans les tribunes aux côtés de drapeaux nationaux interdits par le régime communiste yougoslave.
Les fous des stades
La nationalisation des tribunes s'observe aussi bien en Croatie qu’en Serbie. Les derbies croates donnent désormais lieu à des scènes d’entente entre les Bad Blue Boys (Dinamo Zagreb) et la Torcida (Hajduk Split) et à des chants et slogans communs, y compris lors des chocs contre les rivaux serbes, où il est courant que les supporters des deux clubs se retrouvent dans la même tribune puis dans la rue pour s’en prendre au groupe adverse et à la police.
À Belgrade, en Serbie, ce sont les ultras de l’Étoile rouge du Virage nord du Marakaña qui sèment la terreur. Ils font tellement peur au leader nationaliste Slobodan Milošević que celui-ci décide d’en prendre secrètement le contrôle pour mieux les instrumentaliser. Fin 1989, par une opération bien menée des services spéciaux de la police, il fait nommer un certain Zeljko Raznatović, plus connu sous le surnom de Arkan à la tête des ultras du Marakaña. Braqueur de banques et trafiquant international protégé par les services secrets en échange de menus assassinats d’opposants à l’étranger, condamné dans de 10 pays européens, Arkan est un passionné de football. C’est l’homme idéal pour mettre de l’ordre dans les tribunes belgradoises. Son objectif : unir les trois groupes d’ultras de l’Étoile rouge, contrôler dans son entièreté le Virage nord du Marakaña dans un groupe unique entièrement dévoué à Milošević et le préparer à utiliser éventuellement la violence en sa faveur. Il va doucement mais sûrement insuffler une discipline et un mode de vie quasi-militaires à ces ultras et écarter des tribunes les débraillés et autres réfractaires à l’autorité. À n’en pas douter, Arkan bâtit les fondations de sa future petite armée privée. En échange de quoi, il reçoit l’autorisation de continuer ses petites affaires. Il est un leader non pas en tribune, mais en coulisses. Véritable gourou, il exerce son venin auprès de ces milliers de supporters à la réputation déjà sulfureuse et distille avant chaque match ses consignes avant de s’asseoir en loges, comme le veut sa stature de big boss du milieu. C’est bien Arkan qui décide de l’attitude à adopter en tribunes, notamment vis-à-vis des non-Serbes, à une époque où la Yougoslavie vacille et voit le nationalisme monter dangereusement en flèche.
Bien entendu, la presse locale a fait sienne les combats des tribunes, journaux croates et serbes se rejetant la faute l’un sur l’autre à chaque débordement. Les journaux belgradois présentent les ultras croates comme des bêtes sanguinaires et dénoncent volontiers les « clameurs pro-fascistes » chantées à Zagreb alors que dans le même temps ils sont beaucoup plus indulgents envers les ultras locaux ; tout au plus évoquent-ils quelques éléments perturbateurs, 150 à 200 « irresponsables », dans le Virage nord du Marakaña...
La guerre commence à Maksimir ?
Après cette montée des tensions, place à la guerre. Celle-ci débute vraiment le 13 mai 1990 au stade Maksimir de Zagreb, lors du choc au sommet entre les deux premiers, Dinamo-Zagreb - Étoile rouge. Une semaine plus tôt le nationaliste Franjo Tuđman a été élu président de Croatie et l’indépendance est déjà ans les tuyaux. L’affrontement, de véritables scènes de guerre qui durent plus d’une heure et feront 138 blessés, entre les ultras se déplace des tribunes au terrain, envahi. La police fédérale, déployée, s’acharne… sur les Croates. Nous avons encore tous en tête cette photo incroyable du jeune prodige du Dinamo Zvonimir Boban, 22 ans, champion du monde des U20 trois ans plus tôt, qui se précipite sur un policier qui frappait un ultra croate au sol. Boban, suspendu 6 mois d’équipe nationale sera élevé au rang de héros national, même s’il s’avérera que le policier en question était Bosniaque. Il loupera donc la Coupe du monde en Italie. Depuis ces événements, il a souvent été dit que ce match du 13 mai 1990 a été le "coup d'envoi" de la guerre. Le raccourci est tentant, mais il est erroné, comme on vous l'expliquait ici.
Maksimir contre la Yougoslavie
Quinze jours plus tard, le 3 juin, le stade Maksimir est une fois de plus le lieu d’événements déplorables alors que la sélection dispute son dernier match de préparation pour le Mondial 90 face aux Pays-Bas pour un match de gala face aux champions d’Europe en titre. Ce qui était un geste d’apaisement de la part de la fédération à l’égard des Croates va, bien évidemment, se transformer en meeting indépendantiste. Alors que seulement 2 joueurs locaux sont alignés, l’hymne yougoslave est conspué, les 20 000 spectateurs prennent fait et cause pour les visiteurs et déploient par tout le stade le drapeau néerlandais (identique à celui de la Croatie communiste, alors que celui à damier rouge et blanc est encore interdit) et scandent « Croatie ! Croatie ! »durant 90 minutes. Les Serbes Dragan Stojković et Dejan Savićević sont copieusement insultés tout comme le sélectionneur Osim, pris en train d’applaudir ironiquement le public.Le lendemain, la presse serbe titrera « Maksimir contre la Yougoslavie ».
Des tribunes au champ de bataille
Après une Coupe du monde qui voit les hommes d’Osim échouer en 1/4 de finale face à l’Argentine, la saison reprend en août 90 alors que les Serbes de Croatie viennent de proclamer leur indépendance. En attendant, pour défendre la « patrie en danger », les BBB du Dinamo s’engagent en masse dans l’armée croate nouvellement formée. Celle-ci ne disposant pas encore d’enseigne, ils cousent sur leur uniforme le logo du club.
Dès le 26 septembre 1990 le stade Poljud d’Hajduk Split accueille le Partizan Belgrade. Les supporters croates se livrent à une manifestation de force en envahissant la pelouse pour s’en prendre aux joueurs visiteurs et en brûlant le drapeau yougoslave. Cette fois-ci, on ne pourra pas mettre les violences sur le compte d’affrontements entre groupes de supporters rivaux : les supporters visiteurs étaient interdits pour des raisons de sécurité...
Le 17 octobre suivant, le stade Maksimir accueille une rencontre amicale insolite, entre une « sélection croate » et les USA. La Croatie se sert de l’événement comme d’un match international à part entière avec hymnes nationaux, mains sur le cœur, drapeaux, maillot national à damier rouge et blanc, y compris la billetterie, qui annonce un « match de football inter-nations », terme qui sera fortement condamné par Belgrade. Ce match est considéré en Croatie comme officiel, bien que le même jour à la même heure, en URSS, une équipe authentiquement yougoslave réunissant les meilleurs espoirs du pays disputât la finale retour du championnat d’Europe espoirs avec dans ses rangs la fine fleur de la jeune « génération dorée » croate (Boban, Šuker, Prosinečki, Jarni, Bokšić)…
Entre temps, déjà, Arkan avait fondé son bataillon paramilitaire des Tigres d’Arkan, qui atteindra bientôt les 1 000 membres, cagoules noires et tigre brodé sur l’épaule, tous recrutés dans le virage nord du Marakaña. Ceux-ci s’illustreront dès l’année suivante dans tous les Balkans comme la pire unité prenant part à la guerre, multipliant les crimes de guerre et les crimes contre l’Humanité. Assassinats, tortures, pillages et viols, les Tigres d’Arkan sèmeront la terreur partout dans les Balkans durant quatre ans d’une guerre inexpiable ponctuée de génocides, de nettoyages ethniques et de massacres de toutes parts...
Frédérik Légat
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