Autrichien devenu français après l'Anschluss, Gusti Jordan a dû subir de nombreuses critiques au moment d'endosser le maillot Bleu, critiques que son comportement irréprochable fera taire par la suite. Voici son histoire.
Anschluss, Wunderteam et Sindelar
12 mars 1938. Il est 5h30 du matin et les blindés de la Wehrmacht franchissent la frontière austro-allemande. Le début d’une guerre ? Non. Du côté autrichien, on n’oppose aucune résistance et on célèbre l’entrée des allemands au sein du pays de Mozart. Hitler se déplace en personne à Linz le soir-même et est acclamé. Deux jours plus tard, l’armée allemande occupe l’ensemble du territoire autrichien et l’Autriche est officiellement rattachée au Reich, sous les vivats du peuple annexé.
Pourtant, loin des « Heil Hitler » et des saluts nazis, de nombreux autrichiens s’apprêtent à vivre des heures sombres. Persécutés avant même l’arrivée des nazis, les juifs et les communistes autrichiens deviennent les ennemis numéro 1 dans leur propre pays. Beaucoup cherchent à fuir, d’autres ont déjà fui, peu sont assez fous pour résister à la vague de haine qui déferle sur leur pays. Parmi la poignée d’irréductibles qui refusent de se soumettre au Reich d’Hitler, l’un est footballeur. Grande vedette du « Wunderteam » autrichien des années 30, Matthias Sindelar, est probablement le joueur le plus brillant de son époque. Profondément hostile au nazisme, « Sindy » se permet d’humilier l’équipe allemande lors du match de la « réunification » entre l’Autriche et l’Allemagne, rencontre préalable à l’absorption de l’équipe autrichienne par la sélection du Reich. Refusant par la suite d’endosser le maillot allemand pour le Mondial 1938, Sindelar sera retrouvé mort en janvier 1939, probablement assassiné par les nazis.
Rudi et Gusti
A des milliers de kilomètres de là, à Paris, deux autrichiens regardent probablement le cœur serré les événements survenus en Autriche. Pour autant, Gusti Jordan et Rudi Hiden ont tourné le dos à leur pays natal depuis bien longtemps. En 1933, alors que le premier était l’attaquant vedette du Floridsdorfer AC et le second le gardien du Wunderteam autrichien depuis déjà quatre ans, ils avaient tous deux quittés l’Autriche pour rejoindre la France et le Racing Club de Paris. En effectuant ce choix, les deux avaient tiré une croix sur la sélection autrichienne, le sélectionneur Hugo Meisl ne convoquant pas les joueurs évoluant à l’étranger. Sportivement, le choix est donc discutable même si, en rejoignant le Racing, ils avaient signé pour un des plus grands clubs français de l’époque. Toutefois, les raisons de ce départ sont donc probablement plus d’ordre financier et politique, la montée des tensions en Autriche pouvant faire craindre l’éclatement prochain d’une guerre civile.
Quand le football devient politique...
Une fois en France, celui que l’on surnomme le « Baby de Linz » en référence à sa petite taille et à sa ville natale s’impose à mesure qu’il recule sur le terrain. Arrivé avec le statut de nouveau buteur providentiel du club parisien, il devient finalement le meilleur demi-centre du championnat de France. Ainsi, dès 1936, les principaux dirigeants et journalistes du football français lui font les yeux doux. Après un nouveau match de haute volée de Jordan, Maurice Pefferkorn du journal L’Auto écrit par exemple : « Jordan nous a fait regretter qu’il ne puisse être l’homme capable de tenir le poste de demi-centre de l’équipe de France ». De son côté, Gusti hésite. S’il est sensible à l’intérêt français, il sait qu’un changement de nationalité n’est pas une décision qui se prend à la légère. Comme il le dit lui-même à Paris-Soir en 1937, « on ne change pas de nationalité comme on change de maillots ».
Ces hésitations laissent l’occasion aux journaux d’extrême-droite de lancer les plus viles rumeurs . Profondément antisémite, le journal L’Action Française accuse le dirigeant juif du Racing Jean-Bernard-Lévy de faire pression sur Jordan pour que celui-ci ne prenne plus une des trois places de joueur étranger autorisé au sein du Racing. En outre, Jordan est accusé de vendre sa nationalité contre de l’argent ce qui le pousse à publier un démenti au sein de Paris-Soir. Il écrit : "Ce qui m'offusque c'est qu'on croit que j'en fais une question d'argent. (...) Soyez persuadé que lorsque je deviendrai français, ce ne sera pas à la suite d'une transaction commerciale mais bien parce que j'aurai considéré que je peux finir mes jours dans ce beau pays de France qui m'a accueilli si sympathiquement, que j'aime tant et où je ne compte que des amis."
"Gusti français"
A l’arrivée, au terme d’un an de tergiversations et de démarches administratives, Gusti Jordan est officiellement naturalisé français en janvier , à 6 mois de la Coupe du Monde. Dans un article publié dans Paris-Soir, il explique sa décision : « J’aime la France. J’y ai été admirablement accueilli. J’y ai trouvé des amis véritables. J’y gagne bien ma vie. Pourquoi ne m’y fixerais-je pas ? ». Et de conclure sur une note plus légère : « Le « Linzer Torte » n’est plus… Vive donc le bifteck aux pommes, chers compatriotes ! ».
Pourtant, malgré toute la bonne volonté du nouveau demi-centre des Bleus, les critiques de L’Action Française ne s’atténuent pas. A l’annonce de la naturalisation de Gusti, le journal l’accuse d’avoir « vendu sa patrie pour un contrat » et charge violemment Lévy en arguant que pour un juif, la notion de patrie est insignifiante. Finalement, si Jordan met rapidement tout le monde d’accord sur le terrain, il faudra attendre la guerre pour qu’il fasse taire les critiques sur sa naturalisation. Comme tout français, il est incorporé à l’armée pour défendre le pays et montre ainsi que son amour pour la France n’était pas feint. D’ailleurs, dans un petit livre publié en 1946 et intitulé « Football européen », Jordan dénommera son chapitre sur son parcours de soldat « Gusti français », comme pour rappeler une bonne fois pour toute son attachement au pays de Voltaire et d’Hugo.
Sources :
- Paris Soir, 1936-1938
- L'Auto, 1936-1938
- L'Action Française, 1936-1938
- JORDAN G. Football Européen, Éditions du Triolet, 1947.
Voir aussi :
- POTTIER Jean-Marie, « Gusti Jordan, le milieu de terrain autrichien naturalisé français », long format disponible sur le site internet de la BNF Rétronews.fr., 2018.
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