Une grand-mère fondatrice du FC Lorient et trois descendants internationaux : retour sur le parcours de l'incroyable famille Cuissard.
Madame Cuissard
Dans la famille Cuissard, je demande la grand-mère. Caroline de son prénom, celle que tout le monde appelle respectueusement "Madame Cuissard" est une exception dans l'histoire du football français. Mareyeuse (métier consistant à acheter le poisson en gros sur les côtes avant de le conditionner, le transporter, puis le vendre aux marchands de poissons) à Lorient, cette originaire de Saint-Etienne a pour particularité d'être une passionnée de football. En effet, si aujourd'hui le football s'est assez largement ouvert aux femmes, à cette époque, rares étaient celles qui s'intéressaient à la pratique du ballon rond. Faisant partie de ces pionnières, Madame Cuissard crée d'abord un club corporatif affilié à son entreprise en 1925, puis, un an plus tard, le transforme en un véritable club amateur : le FC Lorient est né. Plaçant son fils Joseph à la présidence de ceux que l'on surnomment immédiatement les "Merlus", Caroline Cuissard transmet son virus du football à toute la famille. En effet, même sa fille Charlotte prend pour habitude de jouer dans les buts lorsqu'un joueur est absent, en portant une tenue aux couleurs orange et noire, couleurs qui ne passent pas inaperçues et qui seront bientôt adoptées par l'ensemble du club. Dirigé de main de maître par Mme Cuissard et son fils, puis son mari, après le décès brutal de Joseph à 32 ans en 1931, le FC Lorient connaît de rapides succès et atteint la Division d'Honneur dès 1930. Respectée de tous, Caroline Cuissard est une véritable seconde maman pour ses joueurs qu'elle réunit au cours de dîners avant les rencontres. Mais, parmi tous ses "enfants", Mme Cuissard a un petit chouchou, son petit fils Antoine, dont elle est très proche. Alors, quand, en 1942, le petit "Tatane" est sélectionné pour la première fois en équipe première du FC Lorient, difficile de dire qui du petit-fils ou de la mamie est le plus heureux comme le racontera Antoine quelques années plus tard :
"Quelle joie ! Je me sentais grandi ! Je n'étais plus le même. En arrivant chez moi, j'ai sauté au cou de ma grand-mère. Elle était aussi heureuse que moi". L'Humanité, 16 octobre 1947.
Le remplaçant de Jordan
Dès lors, la carrière du jeune Cuissard est lancée. Performant avec Lorient, il rejoint l'AS Saint-Etienne en 1944 et s'impose au poste de demi-centre (équivalent d'un milieu défensif). Ses bonnes performances tapent rapidement dans l'œil du sélectionneur de l'Equipe de France Gaston Barreau, à la recherche de sang neuf. En effet, à la fin de la Seconde Guerre Mondiale, les Bleus sont à un moment charnière de leur histoire. Les piliers de la sélection de la fin des années 30 qu'étaient les Nicolas, Mattler ou Jordan ne sont plus là, seuls demeurent Fred Aston, l'ailier du Red Star devenu capitaine des Bleus et le génial Larbi Ben Barek. Si l'émergence de jeunes attaquants comme Ernest Vaast ou Emile Bongiorni offre plusieurs options au sélectionneur pour la ligne d'avants, il en est tout autre pour le milieu de terrain où un Gusti Jordan semble irremplaçable. Véritable sentinelle devant la défense depuis sa naturalisation en 1938, le "Baby de Linz" était tout simplement l'un des tous meilleurs joueurs d'Europe à son poste. Et pourtant, c'est bien la place d'un tel monument qu'Antoine Cuissard va prendre en Bleus à partir de 1946, non sans pression comme il l'avouera lui-même :
"Moi Antoine Cuissard, pivot de l'équipe tricolore ! Subitement, j'eus peur de ne pas pouvoir assurer cette responsabilité, dont, de l'avis de tous, je supportais aisément les conséquences au sein de ma nouvelle formation. Prendre la succession de Jordan me paraissait une difficulté insurmontable."
Un amateur chez les Bleus !
Pourtant, malgré cette pression, les débuts en Equipe de France de Cuissard se déroulent à merveille. Auteur d'une superbe prestation pour sa première cape face à la Tchécoslovaquie, le milieu de terrain stéphanois s'impose immédiatement dans le onze tricolore, au début en tant que demi-centre, puis, au fur et à mesure, dans un rôle plus offensif. Mais alors qu'il semble parti pour effectuer une magnifique carrière, Cuissard va prendre tout le monde de court en 1946. Après deux ans à Saint-Etienne, il décide d'abandonner le professionnalisme pour retourner à Lorient. Il s'en explique dans L'Equipe au mois de juillet 1946 :
"Ma grand-mère a besoin de moi pour assurer la bonne marche de notre grosse affaire de mareyage. Il s'agit d'une tache demandant une présence constante car cette industrie reprend peu à peu son importance d'avant-guerre. Je ne suis plus, par conséquent, en mesure d'effectuer des longs déplacements."
En revenant ainsi à Lorient, Antoine Cuissard rend une fière chandelle à sa famille mais aussi à la ville. Détruite à 90% pendant la Seconde Guerre Mondiale, la cité des "Merlus" a bien besoin d'âmes volontaires pour retrouver son dynamisme d'antan. Et si l'on évoque le football, le retour de Cuissard au FCL est une aubaine inespérée : jamais encore un international de 22 ans n'avait rejoint un club de si bas niveau ! L'enfant du pays n'est d'ailleurs pas le seul "nom" à rejoindre Lorient à l'été 1946 puisqu'il est accompagné par l'ancien stéphanois Jean Snella qui devient entraîneur du club. Toutefois, malgré la présence de ce fin connaisseur du football dans son club, Cuissard concède aux journalistes de L'Equipe venus l'interroger qu'il s'imagine abandonner pour un temps sa place en Bleus, ce qui n'est pas du tout du goût de Mamie Cuissard :
"J'espère avoir mal entendu ! Comment ! Tu parles, chenapan d'abandonner ton poste de l'équipe tricolore ! Malheureux, mais pourquoi donc ! Tu joueras à Lorient et tu continueras de porter le maillot bleu." Caroline Cuissard dans L'Equipe, 5 juillet 1946.
aussi improbable que cela puisse paraître, l'avenir va donner raison à la fondatrice du FC Lorient ! Bien embêté de devoir se passer de son meilleur milieu de terrain, Gaston Barreau décide de continuer de faire appel à ses services. Ainsi, en portant le maillot frappé du coq à cinq reprises lors de la saison 1946-1947, Antoine Cuissard devient l'avant- dernier joueur amateur et international de l'histoire de l'Equipe de France (le dernier étant Daniel Horlaville, amateur à Quevilly et sélectionné à une reprise en 1969).
Une famille en or
interlude d'un an au cours duquel il permet à Lorient de repartir sur de bonne bases, Antoine Cuissard retrouvera l'AS Saint-Etienne puis l'AS Cannes, l'OGC Nice et le Stade Rennais où il terminera sa carrière en 1959. Pour le plus grand bonheur de sa grand-mère, il connaîtra également 27 sélections chez les Bleus entre 1946-1954. Seul point noir, malgré ses belles performances avec la sélection, Cuissard et ses coéquipiers échoueront à se qualifier pour la Coupe du Monde 1950 et ne gagneront aucun match en 1954, "Tatane" passant d'ailleurs la compétition sur le banc. Mamie Cuissard, elle, pourra se targuer d'avoir été à l'origine d'une incroyable dynastie de footballeurs. En effet, outre "Tatane", un de ses autres petits-fils, Yvon Goujon, connaîtra lui aussi le maillot bleu dans les années 60. Puisqu'il était dit qu'une telle famille ne pouvait pas passer à côté de la Coupe du Monde, c'est l'arrière petit-fils de Madame Cuissard qui portera enfin le maillot bleu lors de la plus prestigieuse des compétitions en 1986. Son nom ? Un certain Yannick Stopyra...
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